•  

     

     

     

     


    « Neh-I-Lah »

     

     

    D’aussi loin que je m’en souvienne, il y a toujours eu, dans quelque temps que ce soit, dans quelque univers, un être qui souhaitait nous ressembler.

    Il y en eut toujours pour nous imiter.

    Certains préféraient s’imaginer qu’ils chantaient aussi bien que nous, que leur voix s’élevait aussi loin que nos ailes nous portent. D’autres aimaient à croire qu’ils étaient faits d’aussi beaux atours que les nôtres.

    Il y en eut toujours pour nous admirer. Nous craindre. Nous houspiller. Et parmi nous, il en fut toujours quelques-uns pour s’en enorgueillir…

    De ceux là, je ne souhaite être la sœur. De ceux qui, aujourd’hui, déchirèrent les chairs de mon plus bel ami, je ne veux jamais plus entendre le chant. Qu’ils crèvent ! Que ce festin de peaux, de sang et d’ossements leur pèse à jamais, qu’ils ne puissent plus connaître la caresse du vent, dans ces cieux irisés. Que leur orgueil dévore leur plus petit reste d’incarnation, comme ils s’en sont nourris ce jour, sombres ignorants !

     

    Je n’étais pas encore pourvue de plumes, et mes yeux n’étaient pas même ouverts, que déjà, Monsieur Eno me tenait au creux de sa paume. Il prenait toujours grand soin, au préalable, de frotter abondamment ses longues mains filandreuses, presque décharnées, avec des feuilles et des brindilles cueillies ça et là, comme pour m’offrir quelques instants encore, les saveurs du nid.

    Plus tard, quand j’étais déjà assez aguerrie pour parcourir le monde, et aussi longs puissent être mes voyages, il n’oublia pourtant jamais de laisser entrouverte la fenêtre de sa chambre, au bord de laquelle brillait toujours une lueur, comme celle d’un phare, rassurant et lointain, qui nous guide de nouveau vers ce havre  qu’est « la maison ».


    Parmi les gens de son espèce, Monsieur Eno avait toujours eu l’air un peu déplacé…

    On l’appréciait autant qu’on le craignait, toujours de manière distanciée. Qui aurait pu prétendre le connaître ?

    Ah… ça. Ceux du coin avaient toujours pourtant un avis à émettre à son sujet. Les anciens, pour autant qu’ils puissent être plus âgés que lui, s’interrogeaient à peine, se souvenant déjà d’un vieil homme distingué, quand ils n’étaient encore que des écoliers. Les femmes appréciaient sa discrétion et sa courtoisie, ce qui ne les empêchait en rien de jaser telles de vieilles oies de basse cour : il est vrai que personne n’a jamais su de quoi pouvait bien vivre cet homme étrange ! Les enfants, eux, inventaient à son propos des contes effrayants, comme en ont connu tous les villages. Ainsi donc, on avait là, perché tout en haut de la colline, la vieille bicoque biscornue d’un sorcier, la caverne d’un ogre dévorant la chair des imprudents, ou encore, l’antre démoniaque d’un satyre épris de jeunes vierges, dont la vigueur ne s’expliquait bien sûr que par les litres de sang dont il s’abreuvait !

    J’écoutais ça et là les caquets de ces autres qui ne me prêtaient jamais attention, et, si j’avais pu sourire, c’est avec un air amusé que l’on m’aurait peut-être vu jalousement m’envoler vers la colline.

    S’ils avaient seulement osé braver la luxuriante jungle que formait cette végétation sauvage, jamais (ou presque) entretenue, qui bordait les abords de sa demeure, c’est avec des yeux émerveillés qu’ils auraient pu découvrir l’œuvre de toute sa vie. Là, la sérénité même était venue poser ses bagages, dans cet immense jardin, où chaque arbre, chaque bourgeon naissant, était soigné avec l’amour le plus pur.

    Quand il n’était pas occupé à cajoler cette nature bien aimée, Monsieur Eno aimait à paresser dans l’herbe verte, laissant un rayon de lune ou de soleil lui croquer un morceau de joue parcheminée, sifflant quelques notes à l’intention de mes compagnons, attardés sur les branches, ou encore, lisant à haute voix des passages de ses textes préférés, qu’ils soient ou non de sa composition, une longue Saint Claude faite de la plus fine bruyère et d’écume de mer, au tuyau d’ébonite, accrochée aux lèvres, et dégageant une douce fumée aux senteurs fleuries et capiteuses.

    J’aimais me percher non loin, et joindre à sa voix la mienne, en de longues notes éthérées.

    Si mes yeux pouvaient pleurer, vous y verriez aujourd’hui l’ondée sombre sur laquelle nulle lueur ne viendra plus se mirer.

     

    Aux plus curieux, ou amicaux, d’entre nous, Monsieur Eno n’avait crainte de confier ses pensées, ses idées, aussi farfelues eussent-elles pu sembler à d’autres.

    Ainsi, il avait toujours cru, comme Sir James Matthew Barrie avant lui, dont il était fervent admirateur, qu’à la naissance, les enfants n’étaient tout d’abord rien de moins qu’oiseaux ou fées, dont les ailes disparaissaient en grandissant, quand leur âme n’était plus alors qu’un abîme où flotterait pour toujours le souvenir voltigeant de ces membranes à plumes qui ornaient autrefois leurs épaules, avant qu’ils ne doutent d’elles.

    Il soufflait ces quelques mots, au gré du vent qui nous les rapportait, tandis que dans un rire, il chuchotait encore qu’il était bien vain de désespérer, puisque la mort, cet être ailé parmi tous volatiles, viendrait bien nous emporter un jour hors du monde de la même façon qu’on y était entrés…

    Qu’en serait-il de nous, qui vivons à tire-d’aile chaque jour de notre existence ?

     

    Je ne sais si c’est sa propre étonnante longévité qui influa sur la mienne, je n’ai guère de connaissances, autres que celles du bruissement de l’air au creux de mon plumage, de la caresse glacée d’un nuage en vol de nuit, d’un chant serein ou bien guerrier, ou encore du plaisir de voir quelques lueurs irisées s’accrocher pour quelques instants encore à mon sillage, mais j’ai conscience d’avoir vu tomber inertes, au sol, de biens plus jeunes frères et sœurs que je ne le suis aujourd’hui. Cependant, je n’ai aucune illusion quant à bientôt les rejoindre, maintenant que lui n’est plus, au cœur de cette nuit.

    J’aurai souhaité être la Mort, peut-être, une fois seulement, être celle qui nous emporterait tous deux, lors d’un dernier vol majestueux, au-dessus des mers et par-delà la voie lactée, sur mes ailes, pour le dernier voyage.

    Lui épargner cette fin atroce que lui ont arrachée ces vautours, dont l’ingratitude, la trahison envers un Homme qui les aura choyé plus que ne l’aurait fait une mère couveuse, restera pour jamais la pire ignominie à laquelle il m’ait été donné d’assister. Et pourtant, au cours de mes longs courriers, j’ai vogué au travers de tempêtes comme il n’en existe pas même au creux de la plus fertile imagination, j’ai vu mes plumes aux reflets céruléens éclaboussées d’un sang plus noir encore que la Pierre nommée « Al Hajar Al Aswad », au-dessus des abysses, j’ai entendu mille cris glaçants qui n’avaient rien d’un Chant…

     

    Toujours, je fus la seule de mon clan à venir me poser si près de lui.

    Parfois, j’allais même jusqu’à me nicher au creux de son épaule, ou même au sommet du chapeau qu’il n’ôtait que pour dormir. Et, quand la nostalgie de mon enfance venait quelquefois à s’emparer de moi, j’aimais revenir me blottir contre la chaleur de sa paume. Il laissait toujours alors échapper un minuscule soupir, de ceux qui expriment le bien-être, et le soulagement.

    Rien ne m’aurait laissé imaginé qu’un jour, il puisse me repousser…

     

    Je ne sais, ce qui, lors d’une aube plus sombre que les autres peut-être, aura soudain terni son esprit, mais j’ai pressenti, alors que j’esquissais vers lui l’envolée d’un retour, qu’après toutes ces années, un vent nouveau, de ceux qui ne présagent rien de bon, venait de se lever. Etais-je partie trop longtemps ? L’avais-je abandonné ?

    J’ai forcé la cadence comme jamais encore je ne l’avais fait, pas même à fuir une horde de prédateurs au cœur d’un ciel rougeoyant, mais à mon arrivée, je l’ai trouvé pleurant, recroquevillé tel un vieux cormoran lassé d’aller chahuter les marins pour quelque maigre poisson.

    J’ai voleté doucement autour de lui, quêtant un geste de sa part, un quelconque signe de bienvenue, mais il n’a pas même levé les yeux vers moi, broyé par ce chagrin dont je ne savais rien.

    J’ai poussé mon envol vers mes compagnons, mais à mes interrogations ils ne savaient que répondre. Que dire d’un vieillard qui aimait les oiseaux, sinon que l’âge et la folie avaient sans doute fini par étendre leur emprise sur lui ? Que dire d’une petite mésange bleue éprise d’un humain auquel ses compatriotes ne comprirent jamais rien ? Je les laissai piailler, éructer ce venin persifflant au cœur de leurs misérables petits cris.

    J’ai voleté encore jusqu’au cœur du village. Peut-être ces autres hommes diraient-ils quelques mots ? J’ai pu entendre alors, ici et là, qu’on n’y voyait plus beaucoup Monsieur Eno, ces derniers temps. Certains riaient, le vieux fou avait sans doute fini par succomber… J’aurai souhaité grandir soudain, pouvoir fondre sur eux, dans une grâce vengeresse, les déchiqueter sans fin de mes serres acérées, arracher leurs langues et leurs mots flétris, et ces regards sans âme aucune. Mais grandir, c’aurait été perdre l’essence même qui me gardait ces ailes…

     

    Chaque nuit, j’ai guetté la lueur, derrière la fenêtre.

    Chaque jour, j’ai observé mon doux ami, derrière les vitres.

    Il ne quittait plus sa chambre. Je l’entendais parfois murmurer doucement, des flots de paroles sans sens, des bribes de sons qui ne formaient plus la moindre note.

    Et tandis qu’il faisait les cent pas, semblant, à chaque instant, se défaire un peu plus, et des choses qu’il portait, et de son esprit, le jardin là dehors, se flétrissait tout autant que lui, la nature s’amenuisant, et mes comparses rôdant, tels des oiseaux de proie.

    Et puis une nuit enfin, nu, après avoir hurlé des heures, arrachant ses vêtements, lacérant sa propre peau jusqu’à découvrir ses chairs, comme un fantôme errant, prisonnier de sa propre carcasse, il ouvrit la fenêtre, grimpa sur le chambranle, et s’y accroupit. Longtemps, il resta ainsi, perché, ses orteils agrippant le rebord, ses bras plaqués contre ses hanches amaigries de vieil homme, tendus vers l’arrière. Il était calme, serein même, de nouveau, le regard perçant l’obscurité, visant les étoiles et bien au-delà.

    Je sentais mon cœur palpiter à une vitesse folle, incontrôlable, tel le battement d’ailes d’un minuscule oiseau-mouche.

    Alors, ces quelques notes, éthérées, aériennes, comme surgies d’un rêve, musique si douce à mon âme, me parvinrent, d’abord presque inaudibles, telles un souffle, puis s’élevant peu à peu, dominant enfin les râles de ceux qui, de frères un jour, n’étaient plus devenus que funestes corbeaux.

    Je n’entendais plus qu’elles, aubades cristallines, cantilènes célestes.

    Je n’entendais que Lui, m’appeler, de la façon dont il l’avait toujours fait, chanter ce nom qu’il m’avait composé.

    « Neh-I-Lah. » « Neh-I-Lah ». “Neh-I-Lah”.   …

    Si paisiblement. Comme une ode à la joie.

    Et je pris mon dernier envol, comme il prit le sien, la vie s’embrasant en un fugace instant, ardent, figé dans l’éternel, à jamais incandescent.

     

     

    ***


    Lully.© 

     

     

     


    10 commentaires

  • Bonjour bonjour, amis des bisounours :)
    Non non, ne cherchez pas à comprendre, je craque !
    Mais pour une bonne raison! Je viens de passer une nuit blanche.
    Une nuit blanche : à écrire!
    Après une interminableeee année et demi et peut-être même plus à errer dans les confins du monde,  ma muse semble daigner venir m'accorder une petite visite! 
    Pourvu qu'elle ne reparte pas de sitôt... (Pitié, pitié, pitié!).
    Bref, une nuit entière pour écrire une nouvelle de 4 misérables pages, nouvelle dont je ne suis même pas certaine qu'elle soit bonne, après m'avoir trotté de mille façons différentes dans le crâne, m'octroyant de belles insomnies, depuis plus de huit mois, mais , une nouvelle, quoiqu'il en soit!
    Soyez indulgents, mais soyez vrais et francs : c'est par Ici
    !
     

    4 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires