• Nouvelles.

    - Perdition et évasion au coeur de nouvelles diverses -

  •  

     

     

     

     


    « Neh-I-Lah »

     

     

    D’aussi loin que je m’en souvienne, il y a toujours eu, dans quelque temps que ce soit, dans quelque univers, un être qui souhaitait nous ressembler.

    Il y en eut toujours pour nous imiter.

    Certains préféraient s’imaginer qu’ils chantaient aussi bien que nous, que leur voix s’élevait aussi loin que nos ailes nous portent. D’autres aimaient à croire qu’ils étaient faits d’aussi beaux atours que les nôtres.

    Il y en eut toujours pour nous admirer. Nous craindre. Nous houspiller. Et parmi nous, il en fut toujours quelques-uns pour s’en enorgueillir…

    De ceux là, je ne souhaite être la sœur. De ceux qui, aujourd’hui, déchirèrent les chairs de mon plus bel ami, je ne veux jamais plus entendre le chant. Qu’ils crèvent ! Que ce festin de peaux, de sang et d’ossements leur pèse à jamais, qu’ils ne puissent plus connaître la caresse du vent, dans ces cieux irisés. Que leur orgueil dévore leur plus petit reste d’incarnation, comme ils s’en sont nourris ce jour, sombres ignorants !

     

    Je n’étais pas encore pourvue de plumes, et mes yeux n’étaient pas même ouverts, que déjà, Monsieur Eno me tenait au creux de sa paume. Il prenait toujours grand soin, au préalable, de frotter abondamment ses longues mains filandreuses, presque décharnées, avec des feuilles et des brindilles cueillies ça et là, comme pour m’offrir quelques instants encore, les saveurs du nid.

    Plus tard, quand j’étais déjà assez aguerrie pour parcourir le monde, et aussi longs puissent être mes voyages, il n’oublia pourtant jamais de laisser entrouverte la fenêtre de sa chambre, au bord de laquelle brillait toujours une lueur, comme celle d’un phare, rassurant et lointain, qui nous guide de nouveau vers ce havre  qu’est « la maison ».


    Parmi les gens de son espèce, Monsieur Eno avait toujours eu l’air un peu déplacé…

    On l’appréciait autant qu’on le craignait, toujours de manière distanciée. Qui aurait pu prétendre le connaître ?

    Ah… ça. Ceux du coin avaient toujours pourtant un avis à émettre à son sujet. Les anciens, pour autant qu’ils puissent être plus âgés que lui, s’interrogeaient à peine, se souvenant déjà d’un vieil homme distingué, quand ils n’étaient encore que des écoliers. Les femmes appréciaient sa discrétion et sa courtoisie, ce qui ne les empêchait en rien de jaser telles de vieilles oies de basse cour : il est vrai que personne n’a jamais su de quoi pouvait bien vivre cet homme étrange ! Les enfants, eux, inventaient à son propos des contes effrayants, comme en ont connu tous les villages. Ainsi donc, on avait là, perché tout en haut de la colline, la vieille bicoque biscornue d’un sorcier, la caverne d’un ogre dévorant la chair des imprudents, ou encore, l’antre démoniaque d’un satyre épris de jeunes vierges, dont la vigueur ne s’expliquait bien sûr que par les litres de sang dont il s’abreuvait !

    J’écoutais ça et là les caquets de ces autres qui ne me prêtaient jamais attention, et, si j’avais pu sourire, c’est avec un air amusé que l’on m’aurait peut-être vu jalousement m’envoler vers la colline.

    S’ils avaient seulement osé braver la luxuriante jungle que formait cette végétation sauvage, jamais (ou presque) entretenue, qui bordait les abords de sa demeure, c’est avec des yeux émerveillés qu’ils auraient pu découvrir l’œuvre de toute sa vie. Là, la sérénité même était venue poser ses bagages, dans cet immense jardin, où chaque arbre, chaque bourgeon naissant, était soigné avec l’amour le plus pur.

    Quand il n’était pas occupé à cajoler cette nature bien aimée, Monsieur Eno aimait à paresser dans l’herbe verte, laissant un rayon de lune ou de soleil lui croquer un morceau de joue parcheminée, sifflant quelques notes à l’intention de mes compagnons, attardés sur les branches, ou encore, lisant à haute voix des passages de ses textes préférés, qu’ils soient ou non de sa composition, une longue Saint Claude faite de la plus fine bruyère et d’écume de mer, au tuyau d’ébonite, accrochée aux lèvres, et dégageant une douce fumée aux senteurs fleuries et capiteuses.

    J’aimais me percher non loin, et joindre à sa voix la mienne, en de longues notes éthérées.

    Si mes yeux pouvaient pleurer, vous y verriez aujourd’hui l’ondée sombre sur laquelle nulle lueur ne viendra plus se mirer.

     

    Aux plus curieux, ou amicaux, d’entre nous, Monsieur Eno n’avait crainte de confier ses pensées, ses idées, aussi farfelues eussent-elles pu sembler à d’autres.

    Ainsi, il avait toujours cru, comme Sir James Matthew Barrie avant lui, dont il était fervent admirateur, qu’à la naissance, les enfants n’étaient tout d’abord rien de moins qu’oiseaux ou fées, dont les ailes disparaissaient en grandissant, quand leur âme n’était plus alors qu’un abîme où flotterait pour toujours le souvenir voltigeant de ces membranes à plumes qui ornaient autrefois leurs épaules, avant qu’ils ne doutent d’elles.

    Il soufflait ces quelques mots, au gré du vent qui nous les rapportait, tandis que dans un rire, il chuchotait encore qu’il était bien vain de désespérer, puisque la mort, cet être ailé parmi tous volatiles, viendrait bien nous emporter un jour hors du monde de la même façon qu’on y était entrés…

    Qu’en serait-il de nous, qui vivons à tire-d’aile chaque jour de notre existence ?

     

    Je ne sais si c’est sa propre étonnante longévité qui influa sur la mienne, je n’ai guère de connaissances, autres que celles du bruissement de l’air au creux de mon plumage, de la caresse glacée d’un nuage en vol de nuit, d’un chant serein ou bien guerrier, ou encore du plaisir de voir quelques lueurs irisées s’accrocher pour quelques instants encore à mon sillage, mais j’ai conscience d’avoir vu tomber inertes, au sol, de biens plus jeunes frères et sœurs que je ne le suis aujourd’hui. Cependant, je n’ai aucune illusion quant à bientôt les rejoindre, maintenant que lui n’est plus, au cœur de cette nuit.

    J’aurai souhaité être la Mort, peut-être, une fois seulement, être celle qui nous emporterait tous deux, lors d’un dernier vol majestueux, au-dessus des mers et par-delà la voie lactée, sur mes ailes, pour le dernier voyage.

    Lui épargner cette fin atroce que lui ont arrachée ces vautours, dont l’ingratitude, la trahison envers un Homme qui les aura choyé plus que ne l’aurait fait une mère couveuse, restera pour jamais la pire ignominie à laquelle il m’ait été donné d’assister. Et pourtant, au cours de mes longs courriers, j’ai vogué au travers de tempêtes comme il n’en existe pas même au creux de la plus fertile imagination, j’ai vu mes plumes aux reflets céruléens éclaboussées d’un sang plus noir encore que la Pierre nommée « Al Hajar Al Aswad », au-dessus des abysses, j’ai entendu mille cris glaçants qui n’avaient rien d’un Chant…

     

    Toujours, je fus la seule de mon clan à venir me poser si près de lui.

    Parfois, j’allais même jusqu’à me nicher au creux de son épaule, ou même au sommet du chapeau qu’il n’ôtait que pour dormir. Et, quand la nostalgie de mon enfance venait quelquefois à s’emparer de moi, j’aimais revenir me blottir contre la chaleur de sa paume. Il laissait toujours alors échapper un minuscule soupir, de ceux qui expriment le bien-être, et le soulagement.

    Rien ne m’aurait laissé imaginé qu’un jour, il puisse me repousser…

     

    Je ne sais, ce qui, lors d’une aube plus sombre que les autres peut-être, aura soudain terni son esprit, mais j’ai pressenti, alors que j’esquissais vers lui l’envolée d’un retour, qu’après toutes ces années, un vent nouveau, de ceux qui ne présagent rien de bon, venait de se lever. Etais-je partie trop longtemps ? L’avais-je abandonné ?

    J’ai forcé la cadence comme jamais encore je ne l’avais fait, pas même à fuir une horde de prédateurs au cœur d’un ciel rougeoyant, mais à mon arrivée, je l’ai trouvé pleurant, recroquevillé tel un vieux cormoran lassé d’aller chahuter les marins pour quelque maigre poisson.

    J’ai voleté doucement autour de lui, quêtant un geste de sa part, un quelconque signe de bienvenue, mais il n’a pas même levé les yeux vers moi, broyé par ce chagrin dont je ne savais rien.

    J’ai poussé mon envol vers mes compagnons, mais à mes interrogations ils ne savaient que répondre. Que dire d’un vieillard qui aimait les oiseaux, sinon que l’âge et la folie avaient sans doute fini par étendre leur emprise sur lui ? Que dire d’une petite mésange bleue éprise d’un humain auquel ses compatriotes ne comprirent jamais rien ? Je les laissai piailler, éructer ce venin persifflant au cœur de leurs misérables petits cris.

    J’ai voleté encore jusqu’au cœur du village. Peut-être ces autres hommes diraient-ils quelques mots ? J’ai pu entendre alors, ici et là, qu’on n’y voyait plus beaucoup Monsieur Eno, ces derniers temps. Certains riaient, le vieux fou avait sans doute fini par succomber… J’aurai souhaité grandir soudain, pouvoir fondre sur eux, dans une grâce vengeresse, les déchiqueter sans fin de mes serres acérées, arracher leurs langues et leurs mots flétris, et ces regards sans âme aucune. Mais grandir, c’aurait été perdre l’essence même qui me gardait ces ailes…

     

    Chaque nuit, j’ai guetté la lueur, derrière la fenêtre.

    Chaque jour, j’ai observé mon doux ami, derrière les vitres.

    Il ne quittait plus sa chambre. Je l’entendais parfois murmurer doucement, des flots de paroles sans sens, des bribes de sons qui ne formaient plus la moindre note.

    Et tandis qu’il faisait les cent pas, semblant, à chaque instant, se défaire un peu plus, et des choses qu’il portait, et de son esprit, le jardin là dehors, se flétrissait tout autant que lui, la nature s’amenuisant, et mes comparses rôdant, tels des oiseaux de proie.

    Et puis une nuit enfin, nu, après avoir hurlé des heures, arrachant ses vêtements, lacérant sa propre peau jusqu’à découvrir ses chairs, comme un fantôme errant, prisonnier de sa propre carcasse, il ouvrit la fenêtre, grimpa sur le chambranle, et s’y accroupit. Longtemps, il resta ainsi, perché, ses orteils agrippant le rebord, ses bras plaqués contre ses hanches amaigries de vieil homme, tendus vers l’arrière. Il était calme, serein même, de nouveau, le regard perçant l’obscurité, visant les étoiles et bien au-delà.

    Je sentais mon cœur palpiter à une vitesse folle, incontrôlable, tel le battement d’ailes d’un minuscule oiseau-mouche.

    Alors, ces quelques notes, éthérées, aériennes, comme surgies d’un rêve, musique si douce à mon âme, me parvinrent, d’abord presque inaudibles, telles un souffle, puis s’élevant peu à peu, dominant enfin les râles de ceux qui, de frères un jour, n’étaient plus devenus que funestes corbeaux.

    Je n’entendais plus qu’elles, aubades cristallines, cantilènes célestes.

    Je n’entendais que Lui, m’appeler, de la façon dont il l’avait toujours fait, chanter ce nom qu’il m’avait composé.

    « Neh-I-Lah. » « Neh-I-Lah ». “Neh-I-Lah”.   …

    Si paisiblement. Comme une ode à la joie.

    Et je pris mon dernier envol, comme il prit le sien, la vie s’embrasant en un fugace instant, ardent, figé dans l’éternel, à jamais incandescent.

     

     

    ***


    Lully.© 

     

     

     


    10 commentaires

  • A lire avec ... - Anouar Brahem - Le pas du Chat Noir -

     

     

     


     

    Rosa

     

     

    « Il ne reste que quelques minutes à ma vie

    Tout au plus quelques heures

    je sens que je faiblis

    Mon frère est mort hier au milieu du désert

    Je suis maintenant le dernier humain de la terre ».

    (Les Cowboys Fringants)

     

    Mon frère...

    Il fut en ce monde, l'unique personne qui lui donnait un sens, à mes yeux. Peut-être...

    Avant Elle.

    Depuis mon plus jeune âge, il n'a cessé de me répéter cette phrase, toujours la même...

    « Prend le temps d'aller respirer le parfum des fleurs, Bonhomme. ».

    Chaque fois qu'il disait ces mots là, il me tapotait doucement l'épaule en me couvant d'un regard tendre, presque compatissant.

    Nous étions le jour et la nuit, l'aube et le crépuscule.

    Lui, si grand et athlétique, et tellement sûr de lui.

    Moi... chétif, dégingandé, les bras ballants et le regard fuyant... Toujours perdu dans mes pensées, la tête ailleurs, loin, si loin du monde.

     

    Je me souviens...

    Ces après-midi, j'avais 8 ans et lui 12.

    Depuis la fenêtre, je l'observais.

    Entouré par une bande de gamins du coin, debout sur l'enchevêtrement de pylônes des anciennes lignes à haute tension qui jonchaient à présent effondrés les champs alentours , il monopolisait toute l'attention, charismatique.

    J'admirais son flegme, son aisance, cette facilité avec laquelle il se liait aux autres... Il n'avait peur de rien, ni de personne.

    J'en étais incapable. En avais-je seulement envie?

    Ma mère disait de moi que j'étais l'enfant de la Lune, et qu'un jour, peut-être, cette matrice reviendrait me prendre, moi qui ne la quittait jamais, en pensées...

     

    J'aimais laisser mon esprit vagabonder au-delà de ces paysages lunaires et apocalyptiques que dessinait mon quotidien, imaginer les contrées d'antan, telles que nos ancêtres avaient pu les connaître, les fouler.

    Alors pour leur rendre vie, je noircissais des pages et des pages, j'inventais des mondes verdoyants, emplis de senteurs et de nuances.

    Ils étaient pour moi plus réels que celui dans lequel je grandissais, la seule lumière à l'horizon, quand tout le reste me laissait froid.

     

    Pour moi, tout cela ne pouvait être que mythes et légendes d'un autre temps, et ces ancêtres dont on nous rabâchait les oreilles n'étaient sûrement pas humains. Quelque sorte de fées, d'elfes ou de korrigans, dont on contait les merveilles depuis la nuit des temps, mais certainement pas ces gens...ces autres.

     

    Et les années passaient ainsi.

    Et mon frère avait grandi.

    Il rentrait à la nuit tombée, m'ébouriffant les cheveux avant de se jeter dans un fauteuil, un doux sourire aux lèvres.

    « Alors Bonhomme, toujours pas sorti respirer le parfum des fleurs?! ».

    Je ne comprenais pas, mais je ne disais mot.

    Quelles fleurs? Quelle verdure? Il n'existait plus rien de tel, du moins, ici bas...

    Les adultes parlaient entre eux des gens d'au dessus, par ci par là des ouïs-dire racontaient qu'il existait encore un savoir ésotérique que seuls possédaient quelques puissants, et que ceux ci cultiveraient en secret de rares, mais splendides et inimaginables jardins.

    Était-ce possible?

    J'aurai donné n'importe quoi pour les voir, contempler ces beautés élégiaques et respirer leurs fragrances... Mais non, il ne pouvait rien exister de tel.

     

    « Moi je n'ai vu qu'une planète désolante

    Paysages lunaires et chaleur suffocante

    Et tous mourir par la soif ou la faim

    Comme tombent les mouches...

    Jusqu'à c'qu'il n'y ait plus rien... ».

    (Les Cowboys Fringants)

     

    ***

     

    Une nuit de plus à arpenter ce semblant de campagne, cette zone nue et désolée où seuls les cieux arborent encore de vagues couleurs.

    Lorsque j'étais enfant, ma mère me lisait chaque soir quelques passages glanés ça et là au cœur de vieux ouvrages qu'elle tenait de ses parents, qui eux-même en avaient hérité des leurs, depuis des générations, conservés comme d'inestimables trésors.

    Je me souviens...
    Les mots s'envolaient d'eux-même et venaient créer pour moi les images d'un autre temps, d'un autre monde, un univers dont le ciel offrait parfois aux chanceux d'un instant, la magnificence d'une aurore boréale...

    Depuis, chaque nuit à errer sous ces cieux dévorés de vapeurs toxiques dont les couleurs irisées n'en sont que les émanations, il me prend à rêver que l'univers offre au chanceux que je suis le spectacle miraculeux d'un de ces phénomènes.

    Pourtant... Il n'en est rien.

     

    « Plus rien...

    Plus rien... ».

     

    Avant Elle.

     

    Je m'assois sur un tas de gravats, au centre d'un vague terrain sur lequel souffrent encore de vivre quelques rares herbes folles , et sur ce calepin qui jamais ne me quitte, je griffonne un à un chaque mot qui passe, s'attarde en mes pensées.

    Mon regard parcourt, une fois de plus, le panorama nauséeux qui s'étend devant moi, au sol rocailleux jonché de déchets métalliques d'où s'élèvent des structures gigantesques et déformées toutes de verre et d'acier où s'entassent ces autres.

    Ça et là, l'on voit briller les lueurs électriques , sans âme, des ces tours surpeuplées, et j'imagine tous ces êtres qui vivotent autour, vides, aseptiques, comme de vulgaires insectes venant se cogner encore et encore à la chaleur d'une lumière nue.

    Cette Terre et son peuple meurent chaque jour un peu plus d'un incurable cancer, je les vois, sales et livides, dévorés petit bout par petit bout, rongés par la maladie, le désespoir et la cruauté qu'ils s'infligent à eux-même.

    Je ne suis pas d'ici...

    J'écris.

     

    ***

     

    Ai-je existé en cet ancien monde?

    Serait-il possible que j'ai connu ces temps immémoriaux, ces terres d'il fut un jour, leur destruction?

    C'est ainsi, peut-être, que j'aurai perdu mon humanité, moi que rien ni personne n'atteint , seulement les rêves...

    J'ai toujours eu cette sensation de n'exister que dans une sorte de mémoire fantomatique, ces restes éthérés d'un ailleurs vilipendé qu'il me fallait, coûte que coûte, retranscrire, encore et encore, page après page, nuit après nuit.

    En cette Terre qui n'est plus qu'un cloaque au parfum de mort, que reste t-il à perpétuer sinon l'imaginaire magnifié d'une vie passée?

    Seule cette quête me fait tenir le cap, cela et rien d'autre, peut-être...

    Sinon Elle.

     

    ***

     

    Elle...

    Une nuit semblable aux autres.

    J'arpentais les entrailles de la ville, ses enchevêtrements métalliques, insensible aux innombrables bourdonnements qui résonnaient contre ces parois glacées et sans âme, immunisé aux puanteurs gangrénées de ce calvaire gargantuesque, Errant invisible au cœur d'un monde putréfié.

    J'allais, immuable, m'asseoir sur mon trône de gravats auprès de ces quelques herbes, chaque nuit un peu plus moribondes, mon carnet aux pages aussi fanées qu'elles à la main.

    Et je la vis... Assise là, au lieu de moi, le regard perdu, tournée vers ses propres lueurs.

    Elle semblait échappée d'un rêve, d'une fantaisie, d'une chimère...

    Jamais encore je n'avais senti mon cœur s'emballer ainsi, ou se figer, je ne sais trop, à la vue d'un autre...

    Ils étaient pour moi tous identiques, insipides, indignes d'intérêt.

    Pas Elle.

    Elle avait ce je ne sais quoi, qui, en un instant, avait éveillé des sensations jusqu'alors inconnues, comme si le sang dans mes veines s'était soudainement mis à bouillonner, et circuler, en moi.

    Sans m'en apercevoir, je m'étais figé dans mon élan, comme si le temps avait tout à coup décidé d'arrêter de tourner, et telle une statue de sel, je me brisais en mille poussières lorsqu'elle posa les yeux sur moi.

    Pourtant, tel un automate, lentement, je me mis en marche, comme mu par son propre vouloir, douce marionnettiste, et j'avançais vers elle, pas à pas.

    Je m'assis à ses côtés, sans mot dire, et alors, elle sourit.

    Un sourire en coin, plein d'une douceur naturelle qu'elle n'esquissait que pour elle-même.

    C'était fou.

    Elle avait le même sourire que Lui...

     

    Nous ne parlions pas.

    Elle vagabondait en pensées, j'écrivais comme jamais, presque comme si ma main pouvait transcrire ses mots à elle, des mots sans sens, des sons étranges qui serrent le cœur, ceux qu'elle laissait voler au creux de son esprit.

    Assis en tailleur, je sentais sa jambe reposer contre la mienne, sa chaleur et son calme s'insinuer en moi, son parfum flotter autour de nous. Intimité créée d'un rien.

    Mon cœur connaissait ces fragrances, sans pourtant les avoir jamais respirées. Senteurs boisées, fleuries, capiteuses, venant déposer sur ma langue un goût d'ailleurs.

    Elle était la beauté élégiaque, mystérieuse, d'une aurore boréale.

    Je ne sais combien d'éons passèrent ainsi, au creux de quelques minutes, une illusion d'éternité, un mirage...

    Elle et Moi, Loin, si Loin du monde...

     

    Lentement, elle se leva.

    Aérienne, elle se tourna vers moi, son merveilleux sourire peint sur ses lèvres moirées et j'entendis alors pour la première fois le bruissement d'une rivière lorsqu'elle parla enfin.

    « Je t'observe depuis longtemps déjà. Chaque nuit, face à ma fenêtre, je te regarde écrire, et de mon violon s'envolent des notes insoupçonnées...

    Tu es différent. Tu m'inspires. ».

    Ce chant cristallin se tut avec elle...

    Elle fit un pas, se retourna encore, ses yeux fouillaient les miens :

    « Rosa.

    C'est mon nom. ».

    Je ne lui dis jamais le mien.

     

    ***

     

    Mes nuits sont devenues brûlantes, agitées.

    Longtemps, je n'ai plus quitté mon étrange résidence aux barreaux froids et dorés que je m'étais inventés.

    Je suis resté glacé face aux pages vides de mon vieux carnet.

    Impuissant à tracer des mots qui ne voulaient plus rien dire sans Elle.

    De ma radio j'entendais ces autres hurler à qui voulait l'entendre la fin de ce monde, ça et là, partout sur la Terre, une humanité moribonde « luttait contre des pandémies, décimée par millions par d'atroces maladies, quand les autres mourraient par la soif ou la faim comme tombent les mouches...Jusqu'à c'qu'il n'y ait plus rien... ». ( Les Cowboys Fringants )

    Je pouvais presque sentir l'agitation, la terreur, le désespoir qui perçaient leurs voix, pourtant, le visage simiesque, grimaçant de la Mort qui frappait le monde à grands coups de faux et semblait planer au-dessus de la moindre étincelle de vie ne pouvait m'atteindre.

    C'était celui de Rosa qui venait me hanter.

    Seulement Elle.

     

    Pourquoi n'allais-je plus baguenauder du côté de ces herbes mortes?

    J'avais si peur de l'avoir imaginée, et qu'au retour, elle aussi n'ait été qu'un rêve éthéré venu me hanter...

    Elle était seule pensée en mon esprit, j'entendais le son grinçant, lancinant d'un violon aux notes fugaces me déchirer l'âme et lacérer mes chairs...

    Et si?

    Je me levais d'un bond, une nuit pareille aux autres.

    J'envoyais valser mes peurs et mon immobilisme.

    Je zigzaguais au long des ruelles, mu par une force sans nom j'écartais les monts de métaux et les tours de glace en pensée pour ne fixer qu'un horizon : le tertre aux herbes trépassées, Rosa, assise là.

    J'arrivais haletant, mais mon trône de poussière gisait vacant, sans nulle Reine...

    Je m'assis à l'écart, sentant pour la première fois un feu salé mouiller mes paumes et noyer mon visage.

    Quelques notes volèrent jusqu'à moi...

    Fou, exalté, j'essuyais d'un geste ces précieuses larmes, et suivais le chemin musical jusqu'à lever les yeux.

    Là, face à la fenêtre, Rosa jouait. La lueur d'une bougie vacillait, esquissant sur son visage des ombres et des lumières. Elle me sourit.

    Mais son sourire semblait fané, pâle, comme mourant...

     

    Elle me rejoint et s'assit près de moi.

    Elle glissa sa main au creux de la mienne, ses doigts étaient si froids.

    Sa tête contre mon épaule, je tentais d'écrire.

    Mais mes mots tanguaient, semblant ne pas vouloir s'encrer sur ces pages vierges alors que je la sentais trembler, fragile.

    Je jetais au loin mon vieux carnet, les feuillets s'envolaient éparpillés parmi la brume et la poussière...

    J'enserrais sa taille de mes bras, sa minuscule taille.

    Je ne sais combien de temps nous sommes restés ainsi, enlacés.

    J'aurai voulu retenir chaque seconde, accrochés pour jamais à ce coin d'astral, cet espace-temps.

    Le brouillard nous entourait, se resserrant contre nous tel un manteau spectral.

    Contre moi, Rosa s'évaporait peu à peu, se recroquevillant, s'amenuisant, son parfum se dissipant, envolé, au gré du vent.

    Jusqu'à disparaître.

     

    « Au fond l'intelligence qu'on nous avait donné, n'aura été qu'un beau cadeau empoisonné... ».

    (Les Cowboys Fringants)

     

    Durant des siècles, les hommes, ces autres, auront usé le monde de leur cupidité. Bafouée, blessée, dévorée enfin, Dame Nature aura craché sur l'univers son cancer Humain...

    J'ai senti la Terre s'éteindre au plus profond de moi, mourir longuement, douloureusement, dans un râle grinçant comme les cordes d'un violon désaccordé.

     

    ***

     

    J'ai arpenté l'univers, des jours, des nuits durant.

    Sortant des sentiers battus, loin, si loin du monde, au-delà des tours glacées, des calvaires de métal.

    Plus rien ne vit, nulle part. Seulement la poussière, la terre écartelée, les arbres morts , durs comme la roche.

    Mon corps aura résisté, encore et encore, tandis que mon âme est morte, éteinte, sans Elle pour faire pleuvoir en moi les gouttelettes acides de l'émotion.

    Il n'aura existé qu'un instant, ce monde d'antan, d'avec ses collines verdoyantes et ses sous-bois aux senteurs capiteuses, le chant de ses rivières, son aurore boréale.

    Il aura eu un nom, pourtant : Rosa.

     

    « Prend le temps d'aller respirer le parfum des fleurs, Bonhomme. ».

    Si seulement j'avais compris.

     

    ***

     

    « Il ne reste que quelques minutes à la vie

    Tout au plus quelques heures, je sens que je faiblis

    Je ne peux plus marcher, j'ai peine à respirer...

    Adieu l'Humanité ».

    ( Les Cowboys Fringants )

     

    Sous mes pas, je sens la terre se craqueler...

    Si le vide creuse sous nos pieds, pourquoi ne pas apprécier la chute?

    Mon corps tombe, dégringole, sombre et tourbillonne, lentement, lentement, au gré du temps...

     

    « Adieu l'Humanité ».

     

    Sur le sol, gît un homme chétif, dégingandé, brisé, le regard fuyant vers un ciel dont l'opacité n'a d'égal que celle de ses yeux, éteints.

    Il ne le sait pas, mais sous sa main, recroquevillée, pousse une petite fleur sauvage...

     

     

    Fin.

     

     

    Lully. ©

     


    4 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique